28.1.05

Le Jardin

L’impasse flagrante, j’ai renoncé au corps du christ et j’ai quitté le restaurant comme le païen quitte le temple : l’estomac noué et le regard bas. Dans l’extérieur humide et froid, un mendiant m’a tendu une main sèche. Exil. J’ai levé les yeux au ciel et les y ai laissés. Des stries blanches sur un ciel gris. Je me suis endormi en marchant tête haute.

Le ciel avait des couleurs de honte, et dans une lumière éblouissante, plein d’échelles de corde se dressaient des trottoirs de béton jusqu’aux limbes. Si l’on devait s’approcher de l’une d’elles, elle devenait rouge, puis fondait, laissant sur le sol des taches de goudron. Plus j’avançais, plus les rues de Montréal se goudronnaient. Il devenait bientôt impossible de lever les pieds, les semelles collées au sol.

Trop jeune. Encore un enfant. Poursuivre la route. M’élever. Je me suis déchaussé, et en gardant dans une main un lacet, me suis envolé. J’ai pleuré de la bile sur Montréal goudronnée, sur les voitures enchâssées les unes dans les autres, sur les passants qui circulent endormis, tête haute. Je venais de naître, mais dans une conscience adulte, rien de ce monde ne m’exaltait. J’avais faim. Que ne me donna-t-on pas le sein ?

L’autobus 125 ouest s’est arrêté là où le lui commandait un panneau d’affichage. J’y suis monté, et, assis dans le premier banc, j’ai écouté le conducteur m’expliquer combien inefficace son syndicat pouvait être pour lui négocier une augmentation de salaire.

- Je compatis, vraiment. Mais vous ne sauriez pas où je peux trouver un grand jardin tranquille ?

Visiblement irrité, il s’est rangé sur le bord de la rue et m’a pointé la droite. Je me suis levé.


- McGill. Un grand jardin avec des grandes portes. Des grands noms, des grandes connaissances pis des grandes aspirations. Terminus !

* * *

Une chaleur réconfortante sur ma peau. Les pas du troupeau sur le sol autour de moi. L’herbe du pâturage était fraîche et légèrement humide. J’ai ouvert les yeux et des rayons de soleil perçaient au travers des nuages. Non loin de moi, un étudiant arrachait du gazon à pleines poignées et le portait à sa bouche. Quelques rires.

Sur les vallons avoisinants, d’autres étudiants, d’autres poignées de gazon, d’autres rires. Puis quelques bergers qui déambulaient l’air paisible, pour quitter le Jardin par la grande porte. Il me sembla invraisemblable qu’on quittât cet éden, à moins peut-être d’avoir compris. Il fallait, oui, avoir un certain entendement, un certain intellect, à tout le moins une curiosité remarquable, pour quitter le Jardin. Il fallait aspirer.

J’ai inhalé toute la fraîcheur de l’air, à m’en donner des sueurs. J’aspirais, oui, à la conscience. À ce que mon corps sentît, mon esprit interprétât. J’aspirais à aimer le goût de l’herbe, pour mieux comprendre, pour plus vite quitter. Mais en vain, la végétation se moque bien de l’être bestial, car elle se sait indispensable à sa survie dès qu’il y goûte.

Je songeais maintenant aux échelles de cordes et je les aurais trouvé inappropriées si elles m’étaient apparues soudain comme plus tôt elles l’avaient fait. Mais je voyais, en contrebas des vallons du Jardin, quelques rues goudronnées et j’ai vite fait de comprendre qu’à défaut d’être bien chaussé, le Jardin était le meilleur refuge.