11.3.05

Sur un barreau de fer peint en noir

Les deux mains collées sur un barreau de fer peint en noir. Les deux bras en extension perpendiculaire à cette clôture qui ceignait le Jardin, j'étais une protubérance de la ceinture. Moine en jeans et chemise blanche, je disais malandrin défroqué, un ventre flasque, une conséquence de mes gavages intellectuels.

Des échassiers, des bouffons et des lions parcouraient les chemins asphaltés qui liaient encore à cette époque le Jardin au reste du monde. Ô découverte! ô Vérité révélée! Dans une absolue fermeture d'esprit, j'en avais oublié que par là même où j'étais entré existait une voie de sortie, une voie de retour, sans détour : un chemin direct entre ici et là. L'aller-retour est possible, entre la Connaissance et le Quotidien. Suis-je bête!

Échapper aux murailles du Savoir exquis et doucereux n'est pas une quête incertaine. C'est une aspiration normale, commune et réalisable, à condition d'efforts minimes et de force morale.

Les deux mains collés sur un barreau de fer peint en noir. Un mur translucide et pourtant imposant, insurmontable et pourtant on y passe aisément un ou deux bras. Malgré l'impressionnante construction, il suffit, pour sortir du Jardin, de passer par la grande porte.

J'en informai mes compères, d'un cri abrutissant. Un écho de crystal vibrant me répondit: le Jardin était déjà vide.

Le Jardin

Photo: Claudio Calligaris, McGill University

6.3.05

La Vérité sur la Connaissance (ou comment quitter le Jardin en trois mouvement sans avoir vraiment tout compris)

Premier Mouvement: immobilisme
J'en appelai à l'intelligence de l'Humain. À son entendement. Il eut fallu pour vivre remodeler tout et puis non. Il eut fallu pour vivre que l'on n'existât pas, d'abord, et que l'on naquît, incidemment, tous le même jour.

C’était donc que nous ne vivions pas véritablement. Que l’empêchement était plus fort que la volonté. Une colonie de moines, dont les vœux écrasaient le souffle de vie, erraient dans les coulisses jaunâtres du savoir. Chaque élément que l’on connaît perd soudainement de son intérêt, car ce n’est plus l’objet d’étude qui nous émerveille, mais le fait que nous connaissions cet objet, notre compréhension de son fonctionnement.

Prenez une forêt vierge que l’on explore : les premiers pas qu’on y fait sont animés d’une passion, d’une volonté impressionnante de tout connaître. On veut comprendre l’écosystème, dénombrer les espèces qui y habitent. Et chaque découverte est belle et émouvante. Mais lorsqu’on la connaît, lorsqu’on l’a analysée de fond en comble, que chaque parcelle de terre a été remuée et chaque race d’oiseau étiquetée, alors on se félicite de tout ce beau travail, on lève le camp et on coupe la forêt pour en faire du mobilier de chambre à coucher. On s’en fout, une fois qu’on connaît, de connaître. C’est acquis, passé.

Le savoir n’est donc pas une issue à la question de l’existence, car il détruit la beauté intrinsèque de l’être encore inconnu. Pire : on peut savoir qu’on sait. Alors on ne s’intéresse plus même au fait de connaître. Blasé, ennuyé, on se terre et on se tait.

Voilà où nous en étions. Entrés au Jardin depuis trop longtemps, et côtoyant chaque jour le savoir et ceux qui savaient, ces constructions mentales et physiques n’avaient plus de sens que dans l’absolu dimensionnel. Vingt mètres de haut, sur sept de large et dix huit de profond : la chapelle de la géographie. Trente-trois par quinze par quarante : le temple de la sociologie. Rien ne restait plus de l’importance perçue de ces matières, qui nous avait autrefois poussés à creuser des fondations, et à cimenter les premières pierres...

Deuxième mouvement : mobilisation
Lorsque je descendis les marches, ce matin enneigé, je ne découvris rien d’autre que la routine qui avait suivi son cours sans la cloche. La routine. Tous avaient continué normalement leurs activités, et rien ne leur avait fait remarquer l’anomalie. C’était signe que tout allait rondement, et inutilement, vers une fin médiocre parce qu’elle devait s’imposer à des moines, adeptes du savoir et pourtant inconscients de leur propre réalité. Inconscients qu’ils se blasaient, avaient cessé de s’émerveiller, ne vivaient plus. Pensaient.

Je sus qu’il ne servait plus à rien d’aspirer à quitter le jardin, qu’il suffisait de mettre un pied devant l’autre et d’aller vivre ailleurs. Car vivre, vivre vraiment, ici, était impossible. On en savait bien trop.

J’en appelai à l’intelligence de l’Humain, à son entendement. « Sachez, mes frères, que vous vous leurrez, si vous pensez que le savoir vous apportera bonheur. Elle est bien douce, la voix de la connaissance, suave et surtout réconfortante. Elle ne vous inquiète pas, et vous borde gentiment tous les soirs. Elle vous raconte éternellement l’histoire du monde.

« Or, souvenez-vous des jours anciens. Souvenez-vous de votre première poignée d’herbe, que vous avez arrachée au sol de ce Jardin pour l’ingurgiter goulûment. Souvenez-vous de son goût. Souvenez-vous combien il vous avait surpris de constater qu’elle était bonne, cette herbe.

« La goûtez-vous toujours lorsque vous l’avalez? Reconnaissez-vous les variantes? Sentez-vous sa texture plus ronde lorsqu’il a plu? Et son goût plus acide, près des grandes portes, le percevez-vous?

« Maintenant pensez à ce que vous savez. Pensez combien vous étiez émerveillés lors des premières messes auxquelles vous avez assisté, qui célébraient le savoir. Mais les jours et les prêtres austères vous ont ternis, chers collègues. La raison en est fort simple. Vous êtes habitués.»

J’en appelai à l’intelligence de l’humain et je leur fis part de mon raisonnement. Quelques uns comprirent. Il fallait quitter avant que le savoir ne nous assomme, et nous tue. Nous étions avant tout, sous la soutane, sous ce noir si lourd, nous étions des femmes et des hommes. Nous étions la vie, mais nous ne l’incarnions plus, nous nous contentions de la connaître.

À cela on acquiesçât généralement, pourtant des objections percèrent.
– C’est pareil dehors, seulement là-bas, on ne sait pas. Je demandai en quoi il pouvait en être de la sorte à l’extérieur. Comment on pouvait se blaser si on ne faisait que vivre.
– Les pieds collés au sol, la lumière crue du jour dans les yeux, et l’incompréhension. Ces gens-là, dehors, ne voient rien, devraient faire d’immenses efforts pour bouger et n’en voient pas l’intérêt parce qu’ils ne savent pas, me répondit le moine réfractaire. Il faudrait tout remodeler.
– Dis-moi, il faudrait donc pour vivre que l’on n’existe pas, lui demandai-je. La salle se remplit de murmures d’incompréhension. J’élaborai. Puisque le premier obstacle est le corps, il faudrait, pour agir, pour bouger, pour avancer, que l’âme puisse voyager et évoluer sans le corps.
– Il y a aussi la paresse.
– Qui émane du corps, rétorquai-je. Je ne pouvais pas véritablement contredire ces arguments. La vie, tant au Jardin qu’à l’extérieur, ne pouvait être invitante que si on y accolait une raison d’être valable. Or, chaque fois que quelqu’un croyait y trouver un sens, d’autres, plus anciens, expliquaient comment ils y avaient déjà songé, et comment ils avaient compris un peu plus tard que telle justification de l’existence était illusoire, que telle aspiration était vaine. Vraiment, il eût fallu pour vivre que l'on naquît tous le même jour.

Troisième mouvement ...
Une cloche. Au loin. Ça n'en était pas une du Jardin, le son provenait de la ville. Déjà la douce illusion de mon arrivée au Jardin me manquait. Déjà le Jardin me manquait. Comme elle est douce, la berceuse du Savoir ; je le reconnais, maintenant. Ce qu'elles sont belles, les Cathédrales en plein soleil. L'effort me donnait déjà peine à souffler. Ce qu'elle est lourde, la conscience, lorsqu'elle vous tombe dessus. Bien plus lourde que la Connaissance.

4.3.05

Une partie de la vérité

Les gens sont en général beaucoup plus motivés à vous expliquer comment eux ont échoué qu'à vous aider à réussir...